Entretiens avec Jean PELLET – Revue du Parc National des Cévennes

Extrait des entretiens (1985) de Jean Pellet, collaborateur du bureau des recherches géologiques et minières pour l’établissement de la carte géologique de France, pour la Revue du Parc National des Cévennes N° 23 et 24. Jean Pellet était médecin à Génolhac, passionné de géologie et d’histoire. Ces entretiens éclairent admirablement l’identité cévenole.

« (…) Nous n’avons pas parlé d’architecture. Il n’y a pas de grands temples, pas d’arènes majestueuses, pas de pont du Gard dans les Cévennes. A qui cela eut-il servi ? Les châteaux sont de petits châteaux, avec de pauvres murs noirs, et de-ci, de-là, un morceau de bravoure : fenêtre à meneaux, meurtrière…Pendant toute l’époque féodale, il aura surtout existé dans les Cévennes de petits fiefs, faisant dire aux plaisants : «  Nobles des Cévennes, trois dans un œuf, Monsieur de la Coque, Monsieur de la Peau, et Monsieur de l’Œuf » !

(…)Soit il existe différents types de matériaux sur place et vous avez des constructions où vont de pair calcaire, dolomie, schiste, et granite même, quelques fois issus des galets de la rivière. Et puis les endroits non moins captivants, où la nature ne fournit qu’un seul type de matériau. C’est le cas d’une assez grande partie de la Cévenne intérieure : l’art d’utiliser le schiste a été poussé très loin. Souvent l’angle d’une porte, d’une fenêtre ou l’arrête d’un mur y sont très finement taillés sur la tranche comme du bois qu’on aurait scié et poncé. (…)

(…) Un style a paru complaire aux Cévennes : l’art roman, dans ses formes les plus simples, les piles dépouillées, allant jusqu’au gros chapiteau vaguement ornementé. Il a pris racines dans les Cévennes entre le 11ème et le 12ème siècle et s’y est attardé interminablement. On peut constater l’achèvement de Saint André Capcèze en 1340 tandis que notre Dame de Paris passe au gothique et la  dès 1770. Cela tient un peu au dictat des matériaux, qui sont simples et frustes, aux limites de l’opulence et aussi au fait que ce plein cintre ou l’arc brisé sans ornementation, convenaient parfaitement aux cévenols qui avaient peu d’occasions pour découvrir des autres formes. D’où le quasi escamotage de l’art gothique (Notre Dame de Ponteils a eu un peu d’ogival vers 1510)  et la permanence d’un art qu’on peut simplement qualifier de rustique et populaire. Bien entendu ce cadre va exploser quand vers Louis XV, vont commencer à se construire les routes modernes. Lorsque le chemin de fer entrera en Cévennes, le pays sera potentiellement disponible à recevoir quelque matériau que ce soit. Cela commencera avec la construction des mines, les cheminées des usines, les écoles, les églises, les hospices, les mairies, tous verront arriver la brique façon Paulhaguet ou Marseille. Ce sera la fin de la spécificité et place sera faite au gommage des différences régionales et à la banalisation du paysage.

Les communications et les voies de passage avaient eu depuis longtemps un rôle fort important. Or la voie traditionnelle qui va de Mende aux Vans par Villefort côtoie la faille d’Orcières, escarpement de rejet à l’ère tertiaire, d’un décrochement qui peut remonter bien plus anciennement à 280 ou 250 millions d’années. Entre Villefort et Alès, l’itinéraire de passage exploite en grande partie la faille de Villefort. Tous les grands événements militaires, depuis les conquêtes romaine, visigothe ou franque, jusqu’à la guerre des Albigeois ou au contrôle du pays par les Capétiens, ont eu pour rocade, la circulation du fossé d’Alès : décrochement post hercynien et fossé effondré à l’Oligocène. Là encore le décor a été planté par les conditions planétaires. Il est certain que le relief des Cévennes, moins important que celui des Alpes est finalement moins pénétrable. On peut rentrer dans le cœur des Alpes par des vallées relativement ouvertes qui ont permis des migrations humaines et un contrôle politique suivi. Qu’y a-t-il de comparable dans les Cévennes ? Où sont les vallées à fond plat ? Il faut faire l’effort intellectuel de se dégager de nos structures actuelles, avec nos routes et nos moyens matériels ! Autrefois il fallait traverser les Cévennes comme un « dahut » : une jambe plus courte que l’autre ! Et emprunter les lignes de crêtes, les croupes où la population ne peut généralement se fixer faute d’eau : une armée entière pouvait passer sans rencontrer âme qui vive. Voilà donc un pays cloisonné, mais pas hostile à l’homme, qui sera par excellence, un pays de refuge. C’est un véritable labyrinthe où pourront se camoufler très longtemps, dans un repli de vallée, des hommes persécutés pour religion, politique ou race. Ce sera le pays de l’irrédentisme, de l’indépendance, de la survivance des minorités. Et cela  joue à coup sûr un certain rôle dans l’histoire.

C’est pour ça sans doute qu’un sourd instinct, informel, irrationnel, a attiré ici certaines sortes de gens, à plusieurs moments de l’histoire. Des groupes un peu messianiques, inspirés du « retour aux sources » bien avant 1968… Puis les hippies qui se voudront de gauche, révolutionnaires, etc. Ce n’est ni de gauche, ni de droite qu’il s’agit mais d’un goût de l’irrédentisme, du refuge, une volonté de ne pas être châtré par un pouvoir national ou supranational. A quoi doit-on tout cela ? Au serre qui dissimule, au repli du rocher qui abrite la source.

Voilà aussi un pays où on ne peut pas faire les choses sur une grande échelle, mais à la dimension de l’espalier, de la serre, de l’abri, du micro-climat. Quel avenir peut-il avoir ? C’est peut être une terre dont on n’a pas examiné toutes les possibilités agricoles : cultures florales, primeurs raffinés, pépinières ? C’est un pays où des micro-installations hydrauliques permettront peut-être un jour à des micro-industries de s’installer : de ces sortes d’ateliers qui manipulent le semi-conducteur, la diode, le microprocesseur. Et pourquoi pas le pays où s’installeraient des gens qui, ont fait le choix d’un mode de vie, accepteraient de travailler à temps partiel au prix d’activités honnêtement rémunérées dans ces mêmes industries, et consacreraient le reste de leur vie à cultiver trois légumes, à garder les biques ou à prendre le soleil…

On sait aussi que, quand les grandes causes géologiques ont décimé une espèce florale, elle a redémarré à partir de refuges, de sanctuaires ? Quand un placenta est éliminé chez une femelle mammifère, il se produit un véritable raclage de la muqueuse utérine. La muqueuse ultérieure se régénère seulement à partir de ce qui est resté au creux des glandes : une surface compliquée, avec des recoins multiples, abrite le tissu qui se redéployera pour recouvrir les espaces mis à nu. La pelouse brûlée, se refait à partir des recoins, entre deux rochers, où sont demeurés trois brins d’herbe. Les micro-forêts galeries de valats humides vont repeupler les versants montagneux désolés par le feu. Toute démolition du paysage, empoisonnement de rivière, appauvrissement floral n’est pas un bon calcul. Nous n’avons certes pas le poumon de la planète- c’est le rôle de la forêt amazonienne – mais nous habitons un blotissoir : la complication du relief permet que se réfugient ici les semences qui pourront resservir. La complication du relief est un handicap, une barrière et aussi une richesse potentielle. Il faut donc sauvegarder les chances de ce pays, ne pas y sacrifier l’essentiel. »